
Dans le secteur de la mode, deux dynamiques majeures se sont imposées ces dernières années. D'un côté, la généralisation des bilans carbone pour répondre aux exigences réglementaires et structurer une trajectoire climat. De l'autre, la montée en puissance des analyses de cycle de vie (ACV) produit, portées par la loi AGEC, l'affichage environnemental et le futur Digital Product Passport (DPP).
Pourtant, ces deux démarches restent trop souvent traitées en silos au sein des marques. Et si leur articulation constituait justement la clé pour transformer ces obligations en véritables outils de pilotage stratégique ?
Le Bilan Carbone offre une photographie globale de l'empreinte carbone d'une organisation en mesurant ses émissions de gaz à effet de serre selon trois périmètres : le scope 1 (émissions directes), le scope 2 (émissions indirectes liées à l'énergie) et le scope 3 (autres émissions indirectes de la chaîne de valeur).
Cette démarche répond à un triple enjeu :
La nouvelle version du référentiel de l'Association Bilan Carbone distingue désormais trois niveaux de maturité :
En parallèle, les réglementations environnementales au niveau produit ont poussé les marques à structurer leurs données :
Ces obligations créent des opportunités stratégiques pour les marques : se différencier de la fast fashion, proposer une communication transparente, mieux maîtriser leur chaîne de valeur et identifier des leviers d'écoconception concrets.
Toutes ces données qui sont collectées à des fins réglementaires représentent un gros potentiel d'amélioration qui est souvent inexploité pour bonifier son bilan carbone et le transformer d'un outil uniquement de reporting en un véritable outil de pilotage.
Dans la majorité des marques, ces deux démarches restent pilotées de manière très séparée. Résultat : des équipes différentes, des outils distincts, des collectes de données menées en parallèle, et peu de passerelles opérationnelles.
Cette situation génère plusieurs problèmes :
Dans le textile, l'essentiel de l'empreinte se situe hors des murs de l'entreprise, dans le scope 3. Les chiffres sont éloquents : entre 80 et 95% de l'empreinte carbone d'une marque de mode provient de ce scope, principalement des matières premières, des étapes de fabrication (filature, tissage, teinture, confection), du transport amont, de l'usage et de la fin de vie.
Ces proportions varient selon les segments :
Un scope 3 traité de manière trop générique génère trois impacts majeurs :
1. Mobilisation des parties prenantes compromise
Avec des facteurs d'émissions génériques, il devient difficile de traduire les résultats du Bilan Carbone en objectifs concrets pour les équipes produit, achats ou sourcing. Les efforts d'écoconception ne ressortent pas dans le bilan, ce qui démobilise les équipes.
Jérémy Nahmiyaz partage un exemple parlant : "J'ai accompagné une entreprise dont les équipes collection avaient fait un gros travail d'introduction de produits éco-conçus, représentant 70% du catalogue. Mais par manque d'alignement commercial, ces produits ne représentaient que 25 à 30% des volumes de vente."
2. Compréhension limitée de l'origine des impacts
Des facteurs d'émissions trop génériques conduisent à des résultats peu exploitables. Les axes d'analyse sont limités : impossible de zoomer par gamme, famille de matières, pays de fabrication ou fournisseur.
3. Capacité d'action réduite et risque de mauvais investissements
Sans précision suffisante, les plans d'action ne permettent de cibler pas les bons hotspots d’impact. Les marques risquent de fixer des objectifs inatteignables (ce qui peut être problématique quand elles ce travail sert à négocier des prêts avec les banques) et d'investir temps et argent sur des leviers à faible impact réel.
Au lieu d'être un outil d'aide à la décision, le bilan carbone reste alors un simple exercice de reporting.
Les différentes exigences réglementaires poussent les marques à structurer leurs données produit : composition détaillée, grammages, pays et sites de fabrication, procédés utilisés, logistiques. Ce sont exactement les données nécessaires pour rendre le scope 3 beaucoup plus précis.
L'intégration de résultats d’ACV dans le bilan carbone permet de :
Pour articuler efficacement Bilan Carbone et ACV, il est essentiel de comprendre et prendre en compte son modèle organisationnel. Trois cas types se distinguent :
1. Fabrication & logistique "en propre"
Lorsque la marque détient ses ateliers et entrepôts, le Bilan Carbone basé sur les flux physiques réels (matières, énergie, eau, déchets) permet de calculer des facteurs d'émissions spécifiques à chaque étape de production, améliorant ainsi la qualité des ACV produit.
2. Fabrication & logistique "import"
Quand la production est totalement externalisée, ce sont les ACV généralisées sur le catalogue qui viennent affiner le calcul du scope 3 et réduire fortement les incertitudes du Bilan Carbone.
3. Organisation hybride
Une partie des produits est fabriquée en propre, l'autre externalisée. On combine alors un Bilan Carbone sur les flux physiques internes et des ACV sur la partie import, aboutissant à une bonification réciproque entre les deux approches.
L'objectif est de clarifier le "pourquoi" et le "jusqu'où" de la démarche :
Plutôt que de multiplier les collectes, l'approche recommandée consiste à organiser une seule collecte structurée qui serve simultanément au Bilan Carbone, à la mesure d'impact produit et à la mise en conformité réglementaire.
Des gabarits de collecte spécifiques sont mis en place pour les données "organisation" (énergie, déplacements, immobilisations) et les données "produit" (matières, poids, pays, procédés, volumes, logistique).
À la fin de cette étape, la marque peut déjà :
Cette étape prend généralement entre 6 et 9 mois selon la maturité des données disponibles.
AIR coop réalise le Bilan Carbone en intégrant les résultats ACV dans les bons postes de scope 3. Une trajectoire de réduction est définie (éventuellement alignée SBTi) et un plan d'action par métier est construit.
L'objectif n'est pas de produire un rapport de plus, mais de mettre en place des outils de pilotage concrets à deux niveaux :
Le tout dans une logique d'amélioration continue : à chaque cycle, on améliore la qualité des données, on gagne en autonomie et on affine les leviers d'action.
Sans approche unifiée, les marques collectent souvent plusieurs fois les mêmes informations pour des besoins différents. En alignant Bilan Carbone et ACV sur une collecte commune, on évite les doublons et on optimise l'effort des équipes internes, dans un contexte où les ressources RSE sont souvent limitées.
Quand les démarches sont menées en parallèle avec des méthodologies différentes, il devient difficile de faire coïncider les résultats. En travaillant dès le départ sur une approche unifiée, le scope 3 repose sur des données produit cohérentes avec celles de l'ACV, et les indicateurs présentés aux parties prenantes sont plus robustes.
L'exemple de Grain de Malice est particulièrement parlant. En intégrant les ACV produit dans le calcul du Bilan Carbone, la marque a pu améliorer d'environ 50% la précision de son scope 3. Cela a permis de recalibrer une trajectoire de réduction plus réaliste, utilisée notamment dans les discussions avec les banques.
Laure Dewatre, Responsable Achats et RSE chez Grain de Malice, témoigne : "Dans la mode, l'essentiel de l'empreinte carbone se situe dans le scope 3 amont. Pour construire une trajectoire pragmatique et atteignable, tout repose sur la qualité des données et la précision du bilan carbone de référence."
Le passage d'un bilan très générique à un bilan enrichi par les ACV a fait passer la marque de 1 initiative identifiée sur le scope 3 à 17 initiatives concrètes, beaucoup mieux quantifiées et plus actionnables.
Grâce à une articulation fine entre ACV et Bilan Carbone, les marques peuvent :
Jérémy Nahmiyaz ajoute un point important : "Les facteurs d'émissions génériques sont souvent conservateurs. Dès qu'on passe sur des facteurs spécifiques issus d'ACV, on observe fréquemment une réduction de 10 à 15% des émissions totales reportées, simplement parce qu'on décrit mieux la réalité de la marque."
L'approche permet aux marques de gagner progressivement en autonomie. Avec les bons outils (plateforme Waro pour les ACV produit, méthodologie AIR coop pour le Bilan Carbone), les équipes peuvent actualiser régulièrement leurs données, simuler des scénarios et piloter leur trajectoire de manière dynamique.